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21 octobre 2015 3 21 /10 /octobre /2015 10:36

Mathias Enard nous emmène ici (Boussole, Actes Sud, 2015) dans un voyage au bout d'une nuit fiévreuse, aux deux sens du mot. Son héros, le musicologue Franz Ritter, malade, et angoissé, voit se dérouler, entre 23h10 et 6h, tout un pan de sa vie de chercheur de terrain, participant à des colloques entre archéologues, historiens, sociologues, musicologues, à Istamboul, Damas, Téhéran ; des soirées passionnées de discussions et d'échanges accompagnées d'alcools, et de rêves, avec une foule de personnages amoureux de ce Moyen Orient, si proche et si lointain. Et son retour à Vienne.

Et puis Sarah, l'aimée, inaccessible une fois de plus, ( "die ferne Geliebte" ), dont il vient de recevoir depuis le lointain Sarawak un message qu'il n'espérait plus. Sarah la belle, de la lignée de ces vagabondes qui ont cédé à l'attraction orientale et sillonné ces contrées où elles se sont perdues ou peut-être trouvées ; les Annemarie Schwarzenbach, Marga d'Andurain, Lady Esther Stanhope, Isabelle Eberhardt, Alexandra Neel, Lou Andreas Salomé. Enard se délecte, et le lecteur avec lui, de ce flot de personnages, réels ou inventés, qui accompagnent les souvenirs et les délires de Franz Ritter : Lamartine, Hafez, Szymanowski, qui mit ses poèmes en musique, Mahler, Rimbaud, Thomas Mann, Beethoven, tant d'autres. En musicologue érudit il évoque successivement le commentaire de Mann sur la trente deuxième sonate de Beethoven, et ce conférencier du nom de Kretzschmar, "qui joue du piano en beuglant ses commentaires: un bègue pour parler d'un sourd..." Et plus loin, cette traduction de l'ineffable: "Ce faux cercle, cet impossible retour est inscrit par Beethoven lui-même au tout début de la partition, dans le maestoso que nous venons d'écouter. Cette septième diminuée. L'illusion de la tonalité attendue, la vanité des espérances humaines, si facilement trompées par le destin."

Se mélangent dans cette nuit forcenée la musique, l'Orient qui est l'autre en nous, l'amour toujours là, l'obsession de la mort, la nostalgie d'instants uniques : "...une nuit dans une tente de Bédouins entre Palmyre et Rusafa, une nuit où le ciel est si pur et les étoiles si nombreuses qu'elles descendent jusqu'au sol." Et la barbarie qui s'y déchaîne aujourd'hui. Négation d'échanges séculaires.

Le fil directeur, la boussole de ce récit est l'amour de Franz Ritter pour Sarah qui l'a fasciné dès le premier instant ; dont il est le Fou, comme Gays Majnoun fut le Fou de Leyla. Une force inconnue s'est opposée longtemps à ce qu'il l'approche, alors que leurs destinées étaient en quelque sorte tressées l'une à l'autre. Et puis, le miracle advint "lorsque l'aurore rouge enflamma le mont Damavand pour envahir ma chambre et éclairer, au milieu des draps sillonnés de chair, son visage pâli par la fatigue, son dos infiniment nu où paressait, bercé par les vagues de son souffle, le long dragon des vertèbres..." Deux pages admirables de lyrisme inspiré et savant ( biblique ?) .

Il se peut qu'après une longue absence, Sarah revienne. Le livre s'achève sous " le tiède soleil de l'espérance ".

Mais il est presque impossible de rendre compte de la beauté déployée ici, du foisonnement des paysages et des êtres, de cette érudition si pleine et si légère, qui nous emporte dans l'espace et le temps ; nous installe dans des lieux improbables et familiers. Enard maîtrise constamment ce flux d'idées, de rêves, de parcours inédits, d'histoires vraies et extraordinaires. Le sable, le désert,"pays du lait, du miel et de l'incendie", le bruit de l'eau, le parfum d'un grenadier. L'opium, mythe et fumée. Les gens de partout. D'hier et d'autrefois. leurs histoires dans la grande histoire. Et ce héros frénétique, hypocondriaque et passionné.
Comme dans Zone où la Méditerranée était le lieu d'une mixité toujours remise en question, Boussole montre que l'histoire du monde est celle de l'existence de l'Autre avec soi, dont il faut bien admettre l'évidence sous peine de dispar
ition.

Cette constatation serait un peu sèche, si elle ne s'appuyait sur une merveilleuse et poétique aventure de lecteur.

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commentaires

A
Ainsi, Annette, René, style et lucidité tiendraient de famille...
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